mercredi 5 février 2014

Dans un long entretien accordé au Monde daté du 4 février, Laurent Berger adresse une mise en garde au patronat. A quatre mois du congrès de la CFDT, du 2 au 6 juin à Marseille, son secrétaire général définit sa stratégie.

François Hollande a perdu son pari d'inverser la courbe du chômage fin 2013. Est-ce un échec de sa politique économique ?
Le pari est perdu mais ce n'est pas pour M. Hollande que c'est le pire. Les grands perdants sont les chômeurs, dont le nombre augmente chaque mois. L'accompagnement des chômeurs est utile – des choses ont été faites même s'il faut faire plus – mais s'il n'y a pas une politique économique plus dynamique, alors que la croissance est faible, notre pays restera aux taquets. Il faut faire un pas en avant et redonner de l'espace à la création d'emplois.
Le pacte de responsabilité est dénoncé par la CGT et FO. Thierry Lepaon juge que Pierre Gattaz est premier ministre et que le président doit « sortir de sous les jupons de Merkel ». Jean-Claude Mailly fustige une « fuite en avant libérale ». M. Hollande a-t-il pris un tournant ?
Je ne sais pas si c'est un tournant. Mais sur le pacte de responsabilité, la CFDT dit « chiche » ! Aider les entreprises, ce n'est pas faire des cadeaux au patronat. Dans l'entreprise, l'enjeu c'est l'emploi de tous les salariés. Nous ne sommes pas en désaccord sur le transfert des cotisations familiales mais les aides aux entreprises supposent en échange des engagements de leur part. J'ai beaucoup de doutes sur la volonté d'engagement du patronat.

Ce n'est pas un tournant libéral ou une soumission à Mme Merkel ou à M. Gattaz ?
Non. Cette vision de soumission par rapport à M. Gattaz ou à l'Allemagne me paraît complètement erronée, compte tenu de la situation économique et sociale de la France. La question est de savoir comment sortir la France du marasme économique et du chômage de masse. Chacun se renvoie la balle. Pour que le pacte marche, il faut assumer une vision social-démocrate qui se caractérise par la capacité d'engagement de chacun et par le dialogue social.

N'avez-vous pas pris vos distances en refusant tout « deal » ou tout « donnant-donnant » ? Vous craignez un marché de dupes ?
Je n'ai pas pris mes distances. Je suis le seul à être prêt à assumer un certain nombre d'engagements. On accepte même – et pour un syndicaliste ce n'est pas neutre – que les charges qui pèsent sur l'entreprise soient revues à condition que cela serve l'investissement et l'emploi. Le pacte place chacun devant ses responsabilités. Mais il y a deux acteurs importants. Le premier, c'est le patronat : est-il capable de s'engager sur l'emploi ? Le Medef est rétif alors que c'est lui qui a proposé 100 milliards de charges en moins et un million d'emplois en plus !
Raisonner sur le plan macroéconomique, c'est une erreur. Ce sont des engagements qu'il faut prendre dans les branches professionnelles. Le patronat est-il capable de s'engager dans les branches sur l'emploi – avec un objectif de maintien ou de création d'emplois –, sur l'apprentissage, sur les classifications ? Est-il prêt à développer un dialogue social beaucoup plus fort dans les entreprises ? Le deuxième acteur, le gouvernement, doit être exigeant à l'égard des entreprises.

Si le patronat refuse la logique des contreparties, en dehors d'hypothétiques créations d'emplois qui ne dépendent pas de lui, est-ce jouable ?
Si le patronat ne s'engage pas dans un dialogue social dans les branches, voire les territoires, qui fixe des engagements pour l'emploi, il n'y aura pas de pacte qui vaille pour la CFDT ! Je dirais alors qu'on ne peut pas alléger les charges des entreprises car leurs représentants sont incapables de s'engager. Nous vivons un moment charnière. Le patronat doit en prendre conscience.

M. Ayrault demande aux partenaires sociaux de faire des propositions dans un délai d'un mois. Le « grand compromis social » souhaité par M. Hollande va-t-il donner vraiment lieu à des négociations ?
Le gouvernement attend des partenaires sociaux des objectifs mesurables et la méthode sur laquelle ils peuvent s'engager. Si nous nous mettons rapidement d'accord, le gouvernement devra en tenir compte et ajuster la trajectoire de baisse des prélèvements en fonction du respect des engagements. C'est une logique de conditionnalité intelligente.

Le patronat est d'accord sur une réunion avec les syndicats ?
Je ne sais pas. Le patronat est rétif, timide. Il est parti sur un objectif inatteignable. Et il donne l'impression que tant qu'on ne lui a pas dit qu'on est d'accord à 100 % avec son objectif, il n'acceptera pas. Il a encore à cultiver sa capacité de dialogue social et de compromis. Il est hors de question qu'il y ait ce pacte si les entreprises ne s'engagent pas. Il ne s'agit pas d'imposer une conditionnalité punitive. Mais les allégements de prélèvements et les engagements sont deux trajectoires qui doivent se croiser.

Peut-on encore diminuer les dépenses publiques sans mettre à mal le modèle social ?
Il y a trois impératifs et deux conditions. Les impératifs : ne pas toucher au pouvoir d'achat des salariés et des fonctionnaires, maintenir un niveau de protection sociale efficace, et garantir des services publics efficients et de qualité. Les conditions : il faut mettre à plat le rôle de la puissance publique et développer le dialogue social. Aujourd'hui c'est une zone noire, nous ne voyons pas où ils vont faire des économies. Il va falloir que le gouvernement sorte du bois. Continuer à faire des économies au rabot n'est pas possible car on est déjà à l'os.

L'ambition de M. Hollande sur la démocratie sociale a-t-elle du plomb dans l'aile ?
Au vu des accords conclus en 2013, la démocratie sociale n'a pas de plomb dans l'aile. La CFDT souhaite une négociation sur la modernisation du dialogue social pour le faire entrer dans toutes les entreprises.

De fortes divergences persistent avec la CGT. Pouvez-vous faire un bout de chemin ensemble ?
Nous pouvons faire un bout de chemin avec la CGT si elle va sur des propositions et pas seulement sur du commentaire. Nous avons signé un texte qui dit que nous allons porter ensemble des propositions dans le cadre du pacte de responsabilité, en demandant des contreparties sur l'emploi, l'apprentissage, etc. Cela signifie ne pas le dénoncer a priori mais y entrer pour essayer de nourrir une dynamique sociale. Si la CGT s'engage avec nous là-dessus, nous le porterons ensemble et nous serons plus forts.
Est-ce qu'il n'y a pas un double langage de la CGT ?
Le risque est que la CGT ne soit pas en phase entre le moment où elle bâtit des propositions en commun et celui où il faut les porter ensemble. Je ne refuse pas de franchir l'obstacle. La CGT y est-elle prête ? A elle de le dire.

Allez-vous manifester avec FO le 18 mars ?
C'est hors de question. Nous ne partageons pas la même approche sur le pacte de responsabilité. Cette journée du 18 mars était d'abord un mouvement dans la Sécurité sociale, sur ses problématiques propres. Elle doit le rester.

A cinq mois de votre congrès, ne prenez-vous pas vos distances avec un exécutif impopulaire ?
Je n'ai pas plus besoin de prendre mes distances que je ne suis proche de lui. Ma seule obsession est de faire avancer les positions de la CFDT et d'obtenir des résultats concrets pour les salariés. Ma boussole, c'est la situation du pays et surtout celle des salariés. Je ne suis pas dans un jeu de posture et je n'ai pas besoin de faire des déclarations tonitruantes ou caricaturales. Ce qui fait la force de la CFDT, c'est son indépendance d'action et sa liberté de parole.

Que pensez-vous de l'enquête Ipsos-Steria, d'après laquelle seules 31 % des personnes interrogées font confiance aux syndicats, loin derrière les PME et l'armée ?
Là où le syndicalisme ne démontre pas qu'il est utile, il y a de la défiance ou de l'indifférence. Notre défi est de gagner une plus grande proximité avec les salariés. Nous nous y sommes engagés mais c'est un combat de titan ! Le fait que les entreprises recueillent la plus grande confiance signifie qu'il faut arrêter de taper comme des sourds sur elles. L'entreprise ce n'est pas que le patron, c'est un lieu de travail et de vie où il faut faire en sorte que la condition des salariés progresse.

Propos recueillis par Michel Noblecourt